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20 décembre 2005

L’apocalypse selon Selby

demon

 

Posséder, posséder, les corps et les choses, pour tenter d’oublier cette part d’ombre qui elle-même possède et digère les plus lucides d’entre nous ; ceux que l’on aime autant déclarer fous...

L’auteur :

Hubert Selby Jr, né à Brooklyn en 1928, est une figure culte de la littérature américaine. À seize ans, il s'engage dans la marine marchande, mais, atteint de tuberculose, il démissionne et est hospitalisé durant quatre ans. La maladie, l'alcool, la drogue, les hôpitaux psychiatriques et la prison font partie de sa vie jusqu'au jour où il décide de devenir écrivain. En 1964, Last Exit to Brooklyn paraît aux États-Unis et rencontre immédiatement un très vif succès. Il publie ensuite d'autres romans - Retour à Brooklyn, La geôle, Le démon - toujours salués par la critique. Après un silence de près de trente ans, il publie Le saule (1999) et Waiting Period (2004). En
2001, l''adaptation cinématographique de son quatrième livre Retour à Brooklyn - le formidable Requiem for a Dream de Darren Aronofsky - lui permet de faire un retour sur le devant de la scène. Reconnu par Burgess, adoré par les groupes underground du temps où Lou Reed et Bowie faisaient la nique aux bien-pensants, l’homme a également sa communauté d’aficionados anonymes mais dont l’œil brille étrangement à la seule évocation de leur auteur fétiche, comme si on mettait sous le nez de toxicos un peu de poudre blanche qu’ils savoureraient rapidement, le temps de renifler avec délice l’horreur et le désespoir. Celui qu’on appelle le Céline américain a fait de la littérature une épreuve aussi mystique que terrifiante en exposant au regard de tous le cœur des hommes et sa fange boueuse. Mais la vérité exposée de façon crue dérange. Les puritains ont dénoncé ce prêcheur de l’apocalypse et les critiques lui ont tourné le dos en dépit de l’énorme succès de Last exit to Brooklyn. Il meurt à Los Angeles le 26 avril 2004.


Le livre :

Il y a des lectures dont on s’extirpe avec difficulté, le ventre retourné et la gorge nouée. Il y a des livres dont on devrait barrer la couverture d’un avertissement : "Attention ! Ames sensibles s’abstenir". Une fois exploré, l’univers littéraire d’Hubert Selby Jr ne laisse en effet plus de répit aux petites natures et ses personnages aussi noirs que désespérés risquent de hanter longtemps nos nuits agitées.

« Ses amis l'appelaient Harry. Mais Harry n'enculait pas n'importe qui. Uniquement des femmes... Des femmes mariées. Avec elles, on avait moins d'emmerdements. Quand elles étaient avec Harry, elles savaient à quoi s'en tenir. Pas question d'aller dîner ou prendre un verre. Pas question de baratin. Si c'est ce qu'elles attendaient, elles se foutaient dedans ; si elles commençaient à lui poser des questions sur sa vie, ou à faire des allusions à une liaison possible, il se barrait vite fait. Harry refusait toute attache, toute entrave, tout embêtement. Ce qu'il voulait, c'était baiser quand il avait envie de baiser, et se tirer ensuite, avec un sourire et un geste d'adieu… »

Une première phrase qui claque comme un fouet, un second paragraphe qui annonce la couleur sans fioritures, bienvenue dans l'oeuvre la plus puissante d’Hubert Selby Jr, Le Démon, publié en 1976.

 

La lecture de Le Démon est particulièrement déconcertante. Passé une introduction qui en dit beaucoup plus sur le personnage de Harry White que ce qu'elle laisse paraître à la première lecture, Selby ne cesse de souligner la présence d'un autre Harry, quelqu'un qui sommeille, qui s'impatiente et qui attend que l'autre se relâche pour prendre sa place... On ne saura jamais ce qui a installé l’abîme au-dedans de cet ambitieux cadre. Ce qu’on suivra, fasciné, désespéré à mesure que cet abîme s’étend telle une marée noire engluant toutes choses vivantes et belles de son existence, ce sont ses gesticulations pour le combler. Harry sent que quelque chose bouillonne en lui... rien de bien grave... juste une pincée d'excitation qui prend un peu trop part à ses agissements de tous les jours, excitation qu'il a l'habitude d'apaiser par une visite chez une femme mariée. Peu à peu, Harry réalise le rêve américain et entre de plein pied dans le carcan d'une vie régie par l'argent, le bonheur, le succès... mais quelque chose en lui désire plus que cela. Son démon ne veut pas de cette vie là... Dès lors, il s’avance en somnambule vers le mal absolu, y cède pour continuer à vivre ; c’est pourtant vers la mort qu’il se dirige ; évidemment. On nage dans un récit qui pourrait presque s'apparenter au genre fantastique dès que Selby commence à aborder le coeur de son histoire. Pourtant cette suggestion fantastique se heurte au style naturaliste, à la verve populiste de Selby... Nous sommes bien ancrés dans la réalité dans ce qu'elle de plus sordide, de plus banale, de plus vulgaire... Selby va encore une fois s'évertuer à illustrer la gangrène sociale, la violence, la folie et à vider son personnage principal de ses tripes pour montrer aux yeux de tous qui il est vraiment. NOUS sommes le démon !

Tel l'arracheur du voile d'une Amérique puritaine, Selby détruit les apparences d'un père de famille comblé par la vie pour montrer le monstre qui se cache dans l'ombre. En bravant tous les interdits, en se vautrant dans l’immonde, en dérobant la beauté, puis les biens, puis la vie même, c’est lui qu’il décime à petit feu. Harry est un enfant qui a peur du noir, qui voudrait faire taire le monstre en lui. Il ne réussira qu’à le nourrir, à le gorger du sang du monde. Selby vulgarise, il a ce don inné de retranscrire le réel par des dialogues tout droit sortis de la rue, du bistrot... Hubert Selby Jr ne crée pas des être littéraires, il peuple son monde d'êtres humains extirpés du réel, on est alors proche de l'expérience sensorielle, on a presque l'impression d'entendre, plus qu'on ne lit... Il inscrit sur ces pages un univers désacralisé, réduit à sa plus simple expression, déchiqueté de toute magie... une réalité banale, pathétique, tristement commune et peuplée par des ignorants sans âme. Pendant la lecture, on a de cesse de hocher la tête en signe de désapprobation, de se demander comment la chute peut être aussi  vertigineuse. Impossible de rester de marbre, le vice va toujours plus loin, on se demande "pourquoi ?" tout en sachant pertinemment qu'aucune réponse ne nous sera donnée. Alors on observe, avec toute la distance qu'un lecteur peut avoir... on observe et pourtant on aimerait crier à Harry de se reprendre. Et on crierait en vain. On ressort du livre complètement vide,  dégoûté, lessivé du monde... selon Selby "La vie est une salope, mais c'est la seule qu'on ait..."

Et c’est peut-être ce que ce roman épouvantable, magnifique, traversé de moments d’amour cristallins, d’une lumière fragile et reposante, a de plus insupportable : puisque tout, autour de lui, l’a fait vampire de lui-même, on sait dès les premières lignes qu’il n’y aura ni répit (ou si peu) ni salut pour Harry.
 

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