L’apocalypse selon Selby
Posséder, posséder, les corps et les choses, pour
tenter d’oublier cette part d’ombre qui elle-même possède et digère les plus
lucides d’entre nous ; ceux que l’on aime autant déclarer fous...
L’auteur :
Hubert Selby Jr, né à Brooklyn en 1928, est une figure culte de la littérature
américaine. À seize ans, il s'engage dans la marine marchande, mais, atteint de
tuberculose, il démissionne et est hospitalisé durant quatre ans. La maladie,
l'alcool, la drogue, les hôpitaux psychiatriques et la prison font partie de sa
vie jusqu'au jour où il décide de devenir écrivain. En 1964, Last Exit to
Brooklyn paraît aux États-Unis et rencontre immédiatement un très vif
succès. Il publie ensuite d'autres romans - Retour à Brooklyn, La
geôle, Le démon - toujours salués par la critique. Après un silence
de près de trente ans, il publie Le saule (1999) et Waiting
Period (2004). En 2001, l''adaptation
cinématographique de son quatrième livre Retour à Brooklyn - le formidable
Requiem for a Dream de Darren Aronofsky - lui permet de faire un retour
sur le devant de la scène.
Le livre :
Il y a des lectures dont on s’extirpe avec difficulté, le ventre retourné et la
gorge nouée. Il y a des livres dont on devrait barrer la couverture d’un avertissement :
"Attention ! Ames sensibles s’abstenir". Une fois exploré,
l’univers littéraire d’Hubert Selby Jr ne laisse en effet plus de répit aux
petites natures et ses personnages aussi noirs que désespérés risquent de
hanter longtemps nos nuits agitées.
« Ses
amis l'appelaient Harry. Mais Harry n'enculait pas n'importe qui. Uniquement des
femmes... Des femmes mariées. Avec elles, on avait moins d'emmerdements. Quand
elles étaient avec Harry, elles savaient à quoi s'en tenir. Pas question d'aller
dîner ou prendre un verre. Pas question de baratin. Si c'est ce qu'elles
attendaient, elles se foutaient dedans ; si elles commençaient à lui
poser des questions sur sa vie, ou à faire des allusions à une liaison possible,
il se barrait vite fait. Harry refusait toute attache, toute entrave, tout
embêtement. Ce qu'il voulait, c'était baiser quand il avait envie de baiser, et
se tirer ensuite, avec un sourire et un geste d'adieu… »
Une première phrase qui claque comme un fouet, un second paragraphe qui annonce
la couleur sans fioritures, bienvenue dans l'oeuvre la plus puissante d’Hubert Selby
Jr, Le Démon, publié en 1976.
La lecture de Le Démon
est particulièrement déconcertante. Passé une introduction qui en dit beaucoup
plus sur le personnage de Harry White que ce qu'elle laisse paraître à la
première lecture, Selby ne cesse de souligner la présence d'un autre Harry, quelqu'un
qui sommeille, qui s'impatiente et qui attend que l'autre se relâche pour
prendre sa place... On ne saura jamais ce qui a installé l’abîme au-dedans de
cet ambitieux cadre. Ce qu’on suivra, fasciné, désespéré à mesure que cet abîme
s’étend telle une marée noire engluant toutes choses vivantes et belles de son existence,
ce sont ses gesticulations pour le combler. Harry sent que quelque chose
bouillonne en lui... rien de bien grave... juste une pincée d'excitation qui
prend un peu trop part à ses agissements de tous les jours, excitation qu'il a
l'habitude d'apaiser par une visite chez une femme mariée. Peu à peu, Harry
réalise le rêve américain et entre de plein pied dans le carcan d'une vie régie
par l'argent, le bonheur, le succès... mais quelque chose en lui désire
plus que cela. Son démon ne veut pas de cette vie là... Dès lors, il s’avance
en somnambule vers le mal absolu, y cède pour continuer à vivre ; c’est pourtant
vers la mort qu’il se dirige ; évidemment. On nage dans un récit qui
pourrait presque s'apparenter au genre fantastique dès que Selby commence à
aborder le coeur de son histoire. Pourtant cette suggestion fantastique se
heurte au style naturaliste, à la verve populiste de Selby... Nous sommes bien
ancrés dans la réalité dans ce qu'elle de plus sordide, de plus banale, de plus
vulgaire... Selby va encore une fois s'évertuer à illustrer la gangrène
sociale, la violence, la folie et à vider son personnage principal de ses
tripes pour montrer aux yeux de tous qui il est vraiment. NOUS sommes le démon
!
Tel l'arracheur du voile d'une Amérique puritaine, Selby détruit
les apparences d'un père de famille comblé par la vie pour montrer le monstre
qui se cache dans l'ombre. En bravant tous les interdits, en se vautrant dans
l’immonde, en dérobant la beauté, puis les biens, puis la vie même, c’est lui
qu’il décime à petit feu. Harry est un enfant qui a peur du noir, qui voudrait
faire taire le monstre en lui. Il ne réussira qu’à le nourrir, à le gorger du
sang du monde.
Et c’est peut-être ce que ce roman épouvantable, magnifique, traversé de
moments d’amour
cristallins, d’une lumière fragile et reposante, a de plus insupportable :
puisque tout, autour de lui, l’a fait vampire de lui-même, on sait dès les premières
lignes qu’il n’y aura ni répit (ou si peu) ni salut pour Harry.