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28 septembre 2010

[Choses Vues] B.

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"Quand j’avais quinze ans, on m’a présenté un chien d’une race assez rare dans ce pays. Entre lui et moi, une alchimie remarquable s’est établie. Il possédait une forte personnalité, assortie d’un nom également fort, une seule syllabe commençant par la lettre B. J’allais voir B tous les jours après l’école. Lorsque j’ai dû le quitter pour aller au collège, il m’a manqué terriblement. Dix ans plus tard, j’ai pris contact avec un éleveur et je me suis informée de la possibilité d’avoir un chiot comme B. On m’a répondu qu’un studio de célibataire à New York ne convenait pas à un si noble animal. Ils refusaient de m’en vendre un.

  Je me suis inscrite à la SPA et je suis partie le lendemain en voyage professionnel à l’étranger. Là, un ami m’a emmenée pour le week-end dans la maison de campagne de sa mère. Elle avait souhaité faire ma connaissance. Bien qu’il y eût toujours une place à table pour elle aux repas, elle n’a pas fait une seule apparition. Le dimanche, comme nous repartions vers la ville par une allée forestière, nous avons rencontré une femme très grande et austère flanquée des deux labradors les plus gros et les plus calmes que j’aie jamais vus. Mon ami m’a présentée à sa mère. Je ne suis pas sortie de la voiture et elle ne m’a dit qu’un mot ou deux. En la regardant parler, sans s’excuser de son ostensible absence, j’ai été frappée par une sensation que je n’avais plus éprouvée depuis mes relations d’écolière avec B. La même inexplicable parenté semblait exister entre cette femme et les deux chiens arrêtés auprès d’elle. Après un bref au revoir, nous avons repris la route.

  Un beau matin, à New York, deux semaines plus tard environ, j’ai reçu un coup de fil de la SPA. Il y avait un chiot de grande race à adopter. Ils avaient renoncé à me faire signe car je n’avais répondu à aucun de leurs appels précédents, puisque j’étais en voyage. Cet appel-ci résultait d’une erreur de l’ordinateur. Mais le chiot existait bel et bien ; je me suis fait porter malade au boulot, j’ai pris un taxi et j’ai filé droit à la SPA, 92e rue, près de l’East River. On m’a amenée devant une petite cage dans une petite pièce dans un vaste labyrinthe de chenils haut de trois étages. Là, au niveau inférieur, gisait un chiot noir, l’air apathique. J’ai ouvert la porte, je me suis accroupie, et j’ai tenté tout ce que je pouvais pour le faire venir à moi. L’employé sévère et impassible m’a affirmé que je n’avais rien à espérer de ce chien. Il était manifestement trop entêté. Je me suis relevée et j’ai commencé à m’en aller. A ce moment, pour une raison indéterminée, le mot "Ben" m’est passé par la tête. J’ai prononcé ce nom à voix haute en m’arrêtant où j’étais. Quand je me suis retournée, le chiot bondissait de la cage, il m’a sauté dessus, m’a mis les pattes autour du cou et m’a léchée au visage en me pissant dessus. Malgré les protestations de l’employé, j’ai adopté le chiot labrador nommé Ben.

  Nous étions tous les deux épuisés lorsque nous sommes arrivés chez moi ce soir-là. Quand j’ai ouvert la porte, une enveloppe bleue aéropostale gisait sur le seuil, apparemment délivrée par erreur. Le chiot s’est arrêté net, fixant l’enveloppe, et a refusé d’entrer dans l’appartement tant que je ne l’avais pas ramassée. Il s’est assis et m’a regardée lire la lettre. Elle venait de la mère de mon ami, celle qui vivait à l’étranger. Elle s’excusait de m’écrire alors que nous nous connaissions à peine. Son fils lui avait donné mon adresse. Pour une raison indéterminée, écrivait-elle, il lui avait paru important de m’avertir que son chien, Ben, celui que j’avais rencontré dans l’allée forestière, était mort subitement. Elle souhaitait que je sois au courant. En conclusion de sa lettre, elle me demandait si j’avais trouvé le chien que je cherchais."

Suzanne Stroh
Middleburg, Virginie

extrait du recueil "Je pensais que mon père était Dieu", composé par Paul Auster

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