[Choses Vues] B.
"Quand j’avais quinze ans, on m’a présenté un chien d’une race assez rare
dans ce pays. Entre lui et moi, une alchimie remarquable s’est établie.
Il possédait une forte personnalité, assortie d’un nom également fort,
une seule syllabe commençant par la lettre B. J’allais voir B tous les
jours après l’école. Lorsque j’ai dû le quitter pour aller au collège,
il m’a manqué terriblement. Dix ans plus tard, j’ai pris contact avec un
éleveur et je me suis informée de la possibilité d’avoir un chiot comme
B. On m’a répondu qu’un studio de célibataire à New York ne convenait
pas à un si noble animal. Ils refusaient de m’en vendre un.
Je me
suis inscrite à la SPA et je suis partie le lendemain en voyage
professionnel à l’étranger. Là, un ami m’a emmenée pour le week-end dans
la maison de campagne de sa mère. Elle avait souhaité faire ma
connaissance. Bien qu’il y eût toujours une place à table pour elle aux
repas, elle n’a pas fait une seule apparition. Le dimanche, comme nous
repartions vers la ville par une allée forestière, nous avons rencontré
une femme très grande et austère flanquée des deux labradors les plus
gros et les plus calmes que j’aie jamais vus. Mon ami m’a présentée à sa
mère. Je ne suis pas sortie de la voiture et elle ne m’a dit qu’un mot
ou deux. En la regardant parler, sans s’excuser de son ostensible
absence, j’ai été frappée par une sensation que je n’avais plus éprouvée
depuis mes relations d’écolière avec B. La même inexplicable parenté
semblait exister entre cette femme et les deux chiens arrêtés auprès
d’elle. Après un bref au revoir, nous avons repris la route.
Un
beau matin, à New York, deux semaines plus tard environ, j’ai reçu un
coup de fil de la SPA. Il y avait un chiot de grande race à adopter. Ils
avaient renoncé à me faire signe car je n’avais répondu à aucun de
leurs appels précédents, puisque j’étais en voyage. Cet appel-ci
résultait d’une erreur de l’ordinateur. Mais le chiot existait bel et
bien ; je me suis fait porter malade au boulot, j’ai pris un taxi et
j’ai filé droit à la SPA, 92e rue, près de l’East River. On m’a amenée
devant une petite cage dans une petite pièce dans un vaste labyrinthe de
chenils haut de trois étages. Là, au niveau inférieur, gisait un chiot
noir, l’air apathique. J’ai ouvert la porte, je me suis accroupie, et
j’ai tenté tout ce que je pouvais pour le faire venir à moi. L’employé
sévère et impassible m’a affirmé que je n’avais rien à espérer de ce
chien. Il était manifestement trop entêté. Je me suis relevée et j’ai
commencé à m’en aller. A ce moment, pour une raison indéterminée, le mot
"Ben" m’est passé par la tête. J’ai prononcé ce nom à voix haute en
m’arrêtant où j’étais. Quand je me suis retournée, le chiot bondissait
de la cage, il m’a sauté dessus, m’a mis les pattes autour du cou et m’a
léchée au visage en me pissant dessus. Malgré les protestations de
l’employé, j’ai adopté le chiot labrador nommé Ben.
Nous étions
tous les deux épuisés lorsque nous sommes arrivés chez moi ce soir-là.
Quand j’ai ouvert la porte, une enveloppe bleue aéropostale gisait sur
le seuil, apparemment délivrée par erreur. Le chiot s’est arrêté net,
fixant l’enveloppe, et a refusé d’entrer dans l’appartement tant que je
ne l’avais pas ramassée. Il s’est assis et m’a regardée lire la lettre.
Elle venait de la mère de mon ami, celle qui vivait à l’étranger. Elle
s’excusait de m’écrire alors que nous nous connaissions à peine. Son
fils lui avait donné mon adresse. Pour une raison indéterminée,
écrivait-elle, il lui avait paru important de m’avertir que son chien,
Ben, celui que j’avais rencontré dans l’allée forestière, était mort
subitement. Elle souhaitait que je sois au courant. En conclusion de sa
lettre, elle me demandait si j’avais trouvé le chien que je cherchais."
Suzanne Stroh
Middleburg, Virginie
extrait du recueil "Je pensais que mon père était Dieu", composé par Paul Auster